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Journal de Jean Wattenne
17 février 2012

16/ QUELQUES MISSIONS Le 30 octobre, un jeudi, le

 

16/  QUELQUES MISSIONS

Le 30 octobre, un jeudi, le jour du Souk El Khémis de M’Sila, les Pionniers y sont en surveillance sous les ordres de Prosper. Le Chef de Peloton est parti aux aurores avec le Groupe Chars et sa jeep afin de faire une matinée d’école de pilotage aux six élèves Sous-officiers destinés à servir ces blindés. Comme toujours, on est en ambiance combat, mais on ne risque rien sur la rocade nord M’Sila-Barika. Il y a là près de 100 kilomètres de très bonnes pistes traversées, certes, par tous les oueds venant du Hodna qu’il faut franchir à gué. Seul problème : les mines. Mais chaque matin, des patrouilles à pied, des gens du 4ème Zouaves surtout, font « l’ouverture de route ». Il y a bien, plus au sud, une piste dite « des pétroliers » qui elle, n’est pratiquement jamais minée, et Baroud a précisé dans ses ordres du jour, qu’il reviendrait par cette dernière, même s’il faut « Bouffer de la poussière ». La température a bien baissée ces derniers jours et il a plu, un évènement, car tous les hommes, en caleçon, ont pris leur douche à l’extérieur ! L’instruction se passe bien, les M24 dropent la route avec parfois des variantes dans les collines proches et des passages de buttes.

Peu avant Magra, à l’embranchement de la piste nord qui mène directement à Sétif via Colbert au travers du Hodna, on a une chance sur deux d’arriver intact en l’empruntant, des militaires qui voient arriver des chars gesticulent sur le bord de la route. Au loin, en les voyant, Baroud avait déjà aboyé, réveillant par les interphones les tireurs qui aussitôt ont rivé leur meilleur œil dans la lunette et débloqué la tourelle, tandis que les volets se refermaient au commandement «  Prêt à plonger…Plongez !».

Bien sûr, ce n’était qu’un exercice dans l’esprit de l’Adjudant qui fait arrêter sa jeep à côté d’un pool de véhicules d’où se détache un Commandant à l’Arme indéfinie, un biffin en tout cas.Naturellement, Baroud se présente et annonce la couleur. L’autre dit :

« Vous tombez bien, depuis une demi-heure ma Harka est accrochée peu avant les gorges de Soubella, à 2 kilomètres nord. Une de mes Compagnies manœuvre vers l’Ouest et ne peu plus progresser. Une autre, à l’Est, est en panne de terrain et tous ces gens à pied vont trop lentement. Ne pouvez-vous pas, d’ici, tirer quelques coups de canons afin de permettre à mes Harkis de décrocher ? Leur Lieutenant est solide, mais en face, il y a au moins une katiba avec trois armes automatiques ! ».

Bien sûr que Baroud a son unité de feu. Il a des éclairants, des fumigènes, des explosifs dans ses soutes sous les paniers de tourelles et au râtelier, mais il n’est plus « chez lui » et n’a pas de « Commission rogatoire », dirait un policier. Et il n’est pas sur la fréquence de cette unité qu’il ne connait pas. Là bas, pas loin, ça tiraille sec, parfois même, des balles miaulent en passant fort haut.

« Mon Commandant, je suis hors de mon Quartier, de mon Sous/Secteur, ou en limite. Je ne suis pas artilleur et ne veux risquer un pépin en tirant « Au pif ». Cela n’avancerait pas les choses. Je le prends sur moi, que quelqu’un me suive pour assurer les liaisons. Je vais m’avancer vers la crête et tirer à vue au dessus de vos gus. C’est tout ce que je peux faire. Je pars de suite ».

Les chars se suivent sur la route, la jeep entre les deux. Derrière, rame un command-car aux grandes antennes, avec le Commandant qui est du Sous/ Secteur de Barika. Ca monte dur et Baroud fait stopper les M24, moteur à 800 tours pour les laisser refroidir. Ainsi, il peut écouter « la fanfare ». Des explosions signalent des grenades. Devant, à 1200 mètres, une barre rocheuse ferme l’horizon. A sa base, un reboisement important empêche une observation proche.

Les chars avancent encore et vont se poster sur une ligne de crête, à défilement. Le Chef de cette opération demande alors au Cavalier de tirer sur des rochers qu’il désigne. De sa jeep, et par radio, après s’être assuré que se sont bien ses personnels qui sont aux postes, il fait tirer un fumigène et demande au Commandant :

« Vos hommes avancés peuvent-ils donner leur position par rapport à cet impact, et aussi celle des fells ? » puis « Pourquoi n’avez-vous pas appelé l’ALAT ? Des T6 feraient du bon travail ici, non ? » L’Officier dit que tout cela a été trop rapide et ses liaisons marchent mal avec Barika. Les volutes de fumée blanche continuent de monter dans le ciel quand un message radio arrive :

« Ennemi plus loin 500, à droite 500 ».

Si seulement Baroud avait ses mortiers, c’était l’occasion ou jamais ! Alors, il donne les corrections et avec les répétiteurs d’azimut, les chefs de chars pointent en direction. Une nouvelle hausse est donnée «  A écrêter », c’est tout ce que l’on peut faire.

« Explosifs…par 5…feu à volonté » et Baroud, le Commandant prennent leurs jumelles. Les dix obus vont exploser avec divers échos, mais aucun ne sera vu. Cela suffit quand même pour que le « Viet » décroche, surtout que la Compagnie Ouest annonce qu’elle vient de prendre pied sur les hauteurs dominant les gorges et continue sa progression. Comme celle de l’Est a décroché et revient sur le centre, le Commandant repart en remerciant et en prenant les coordonnées de Baroud qui dit :

« C’est l’heure du déjeuner, mon Commandant, je reste là une heure, ensuite je repars ».

Après vérifications, sécurité, entretien etc… On casse la croûte sur place, les équipages enchantés de leurs prestations. En définitive, ils n’auront rien vu, ni entendu, à part ceux de la jeep, dont PIRAS qui porte des galons de Brigadier tous neufs et qui dit, en faisant du café :

« Vous vous souvenez des chevaux, Mon Lieutenant ? Sur le Sainte-Hélène ? ».

Que diable viennent faire ces chevaux ici ? Mais Baroud comprend vite quand il voit le regard du Béarnais posé sur ces montagnes éclairées par le soleil. Elles n’ont rien des Pyrénées avec leurs petits 1900 mètres, mais ce sont des montagnes quand même. Avant la fin de l’année, il les aura rejointes et Baroud à qui il arrive de prier, demande au Grand Manitou de l’épargner. Il y a bien des sacs de sable sur le plancher, un piquet « coupe fil » soudé sur le pare-chocs, mais une jeep c’est bien léger et vulnérable.

Il y a peu, sur une piste, le Peloton a retiré sa troisième mine. Comme il avait plu, sur le côté de la piste, l’emplacement creusé était bien visible. Un Half-track volets fermés a déroulé son câble du treuil et il a tiré au dessus de l’engin un paquet de chaînes qui en passant n’a pas fait exploser la mine, un obus. Parfois, on utilise des patins métalliques de chars, surtout quand il y a du sable. Baroud préfère encore mettre un pain de 250 grammes de TNT, il en a un bon stock et des détonateurs pyro et électriques, un exploseur aussi. Seulement, quand c’est un obus, il y a les éclats et ils vont loin !

La dernière fois, en s’approchant, il a vu que les fils avaient été arrachés, et avec la pluie qui avait rempli le trou et noyé la pile, faisant court circuit, et la vidant. Il a pu bien observer le système, retirer l’obus, extraire l’allumeur électrique et ramener l’engin qui n’avait pas sa fusée.  C’est le même artificier, un grand mot pour un pauvre type qui officie dans le coin. Un peu débile, qui une fois, avec sa perceuse, car lorsqu’il y a une fusée indésirable, il faut établir un logement pour le détonateur, l’a fait si prêt de la fusée que l’on se demande encore  comment l’obus de 105 ne lui a pas « pété » à la figure.

Dans le Sous/Secteur, du moins durant la période Baroud, toutes les mines récupérées et celles qui ont fonctionné sont des 105 piégés, aux systèmes simples de conception et de pose :   

 12_RCA_WATTENNE_Diverses_Missions_copie

A l’occasion, le Colonel a félicité le Chef des Pionniers pour ce « Coup de main » donné au voisin qui a envoyé unelettre de remerciement. Cet élément, après avoir été appuyé par les Cavaliers, a pu prendre pied sur les hauteurs et tenir le défilé si rapidement que des mulets et quelques hommes ont pu être pris, du matériel récupéré. Il est vrai que les Harkas, lorsqu’elles sont bien commandées, sont de terribles outils de lutte anti- guérilla. Ne chasse-t-on pas le loup avec des loups ?

Le régiment met aussi une Harka de supplétifs sur pied, rattachée à un Escadron, mais elle ne travaillera jamais avec les Pionniers.

Vers la fin de cette année 1958, les rebelles se montrent plus actifs dans les montagnes proches, car elles sont vitales pour leurs déplacements. Ils essaient aussi de créer des bases dans le désert, pensant être plus à l’abri, de nuit surtout, dans ces immensités. Des opérations sont menées par des troupes d’intervention solides qui appuient les unités de Secteur.

Ainsi, ce jour de fin novembre, Baroud a pour mission de se rendre à l’embranchement de la route de Bordj Welvert, du nom du Général commandant la Division de Constantine tué par mine en avril 1943, en Tunisie. C’est en limite du Sous/Secteur. Il doit y accueillir un gros détachement de la Légion Etrangère qui doit être hébergé à M’Sila, avant de se rendre dans le Hodna, où une opération de nettoyage est prévue.

A 16 heures, notre Adjudant bat la semelle au point désigné. Tout est désert, pas le moindre nomade, pas un dromadaire, un arbre même qui aurait pu rompre la monotonie du lieu. Le terrain est malgré tout compartimenté et des gens y pourraient se tapir. Seule distraction, un puits artésien qui crache en permanence une eau inutile, saumâtre car trop chargée en sels. « Juste bonne pour les constipés » dit le Brigadier/chef que Baroud a emmené avec lui. C’est le chef de bord de la seconde AM. l’Adjudant a pris la place de Prosper qui « garde la maison » et prépare le cantonnement de la Légion. C’est ce Brigadier/chef qui va être constipé durant les 3 mois qui lui restent à faire !

Dans quelques jours, Baroud ira effectuer une patrouille à pied avec ce Brigadier/chef et six hommes. Il marche en tête, le gradé et les hommes suivent dans un sous-bois passablement dense du fait des hautes herbes sèches et des broussailles. Le petit gradé qui, pour la circonstance, a été doté d’une carabine, laisse partir malencontreusement une balle qui vient labourer le sol aux pieds de son Chef de Peloton. Croyant à un danger, les autres hommes ont plongé dans les fourrés, prêts à riposter. Baroud se retourne et voit l’autre qui, hébété, contemple son arme qui est prête à nouveau à tirer, si on n’y prend garde. L’Adjudant lui prend la carabine, retire le chargeur, la cartouche engagée, met la sureté et la confie à un Chasseur.

« Jusqu’à la fin de votre service, vous servirez sans arme et en serre file de détachement. Vous n’avez plus droit qu’à votre poignard et une seule grenade. Passez en fin de colonne ! ».

C’est la première fois qu’un de ses hommes commet une telle faute. Si en Algérie, il y aura quelque 13.000 militaires européens tués par le FLN, il y en aura eu 7.000 par accidents. Baroud est intraitable et n’accepte pas l’à peu près.

En rentrant, Prosper attrapera l’autre par le chèche, le secouera un peu et lui dira :

« Espèce de connard, et si l’Adjudant avait été tué ? »

« Je me serais tiré une balle aussitôt ! »

« C’est bien ce que je dis, tu es un con, comme ça au lieu d’un mort, nous en aurions eu deux ! ».      

 

17/  Les Pionniers et le 2ème R.E.C.

Une poussière au loin, la Légion arrive à la minute près. En tête, une jeep avec un Lieutenant Guide de Colonne. Baroud se présente. Vient alors un véhicule de Commandement avec le Chef de Corps, un Lieutenant-colonel. Une longue colonne d’AM M8 et M20 peintes de couleur sable s’arrête derrière.

« Vous avez prévenu votre « Soleil » de notre arrivée ? Non ? Faites le dans un quart d’heure seulement, nous suivrons alors ».

Tous les moteurs sont stoppés. En silence, les Légionnaires briquent leurs véhicules, sortent Flammes et Fanions, retirent les caches poussière, les casques. Ils s’habillent en Légionnaires, les képis blancs immaculés sortent de leurs housses, car eux aussi, comme les armes, ils sont bien protégés. C’est la "caïda" de l’Armée d’Afrique fidèle à ses traditions. Lorsqu’on est invité, on met un point d’honneur à bien se présenter à son hôte. Baroud file sur la route avec ses deux blindés dont les moteurs chantent bien dans le soir qui s’annonce. Derrière, à 50 mètres, suit la longue chenille jaune.

Il y a peu, le Général de GAULLE, qui a fait le cirque et soumis à référendum « sa » Vème République, a dit en substance, quelques jour avant que Baroud n’aille faire le sien aux gorges de Soubella :

« Que vienne la paix des braves et je suis sûr que les haines iront en s’effaçant. La politique de l’Algérie est en Algérie même ».

Cette main tendue ne fut pas acceptée par le G.P.R.A...Alors de GAULLE a dit : " Ils ne veulent pas la paix, la guerre va continuer".

L’Etat-major du Régiment et Sous/secteur se tient à l’entrée de la place. Les Trompettes et le seul Caisse claire sont alignés à proximité. Pour la circonstance, la ceinture rouge a été mise. Baroud n’a jamais compris pourquoi les chéchias aux trois bandes noires ont été abandonnées  en 1941. Pour la majorité des musulmans, la coiffe est importante et permet souvent de distinguer les différences car, qu’on le veuille ou non, les hommes ne sont pas identiques dans leurs groupes et races, et ceux qui veulent  gommer ce que veut la nature des choses sont des utopistes et les négatifs de l’humanité.

Ce sont les képis blancs du 2ème Etranger Cavalerie qui arrivent, lentement, car si leur pas est à 60, les AM roulent à 5 miles et font le tour de la place en défilant devant les autorités locales, avant de venir s’y installer, balayée de ses crottes de chameaux. Des tentes ont été montées à proximité et le REC a apporté ce qu’il faut ses impedimenta suivent toujours, à la charge d’un vieux Capitaine. C’est ce dernier qui donne le vivre et le nécessaire, qui ramasse les morts et les rend plus beaux, droit dans leurs cercueils.

Les Officiers partiront avec les Officiers, les Sous-officiers se retrouveront à la villa, et les Légionnaires, l’espace d’une soirée, s’égaieront un peu partout. Ce sont les jeunes du contingent qui sont heureux de se faire des copains d’un soir. Un Peloton Légion est venu s’installer chez les Pionniers. Il y aura des échanges d’insignes et autres… Ces soldats sont heureux, même s’ils sont à la veille de combats.

Une autre est heureuse, c’est cette blédia des Outat el Hadj qui a suivi son époux  jusqu’au Hodna. Il a quitté l’ECS et est à l’Escadron de chars proche, mais qui ne lui permet pas une vie familiale. Sa jeune femme a trouvé un garni à M’Sila où elle coule des jours moroses. Ses seules distractions sont des soirées où elle est entourée de fervents admirateurs. Son lieu de prédilection est le seul café-restaurant tenu par un Corse, et qui lui rappelle  celui que ses parents tiennent toujours au grand sud de Guercif. Ce soir, elle donnera la main au cafetier et sera la Madelon de tous ces soldats. Il n’y a que trois épouses qui auront suivi et se sont installées dans ce bled qui n’est pas  pour des Chrétiennes. Quand cette jeune femme s’affichera trop avec un des deux inspecteurs de police, ceux qui se sont fait « faucher » leurs armes par le FLN. Quand le mari boira trop et parlera de se suicider, alors le Colonel décidera que plus une épouse ne résidera à M’Sila.

Aux aurores, le REC a quitté M’Sila. Naturellement, des coureurs sont allés raconter aux chefs de Ferkas du Djebel que la Légion arrivait. Mais cette Légion est sur roulettes et va vite, très vite même dans des endroits où on ne l’attend pas.  Elle tiendra les bas, les sorties, et là haut, la « Cavalerie du ciel » débarquera  d’autres Légionnaires et Paras, des troupes reposées en principe, car de Réserve Générale. Ainsi vont avoir lieu de grandes opérations prévues par le Général SALAN qui seront mises en œuvre par un aviateur, le Général CHALLE, qui va lui succéder. Hélas, Baroud ne sera plus dans le Hodna en 1959 quand il y aura  « Etincelle » qui succédera aux « Pierres Précieuses » de l’ouest. En attendant, les HLL rigolent encore un peu et s’amusent à défier les uns et les autres avec les armes qui leur restent encore.

C’est Baroud qui ne rigole pas quand ce matin à Prosper le tire du lit :

« Mon Lieutenant, venez voir, ces salauds de Légionnaires nous ont « chouravé » nos roues de secours des AM ! ».

En effet, à la place des deux roues placées à l’arrière des blindés, toutes neuves, aux pneus increvables, il y a des roues couleur sable aux pneus usés jusqu’à la trame et crevables, car elles le sont ! Chaque roue a dans sa flasque une bouteille de cognac ! Que dire, que faire ? On n’avait qu’à mieux surveiller son matériel, surtout quand des Légionnaires trainent dans le coin, dira l’Adjudant. D’ailleurs, à l’heure qu’il est, elles ont déjà été repeintes en jaune ! Et puis, réflexion faite, ces gens parcourent bien plus de pistes que ne le font les Pionniers, alors, il faut faire contre fortune, bon cœur, les bouteilles seront bues à l’occasion d’une soirée de Peloton, sauf, bien entendu, par le gradé et les hommes de garde de cette nuit là.

Lundi 8 décembre 1958, notre Adjudant peut prétendre à 15 jours de permission, mais il y a une naissance prévue pour le début de janvier. Il s’arrange donc avec son Capitaine et le PC. Il prendra 5 jours seulement à Noël et partira 10 jours pour la naissance. Maintenant, Prosper est capable de se débrouiller avec le Peloton. Dans sa réponse, il ne lui dit pas que dehors il fait froid, que cela tiré dans les Maâdid et plus à l’Est, des Camarades là bas sont encore au contact avec une bande. Une Harka peut-être ou un Commando de Chasse, on commence à en créer un peu partout. Des chasseurs de fauves, car les Fellaghas en sont devenus de véritables, forts devant les faibles et reculant devant le fouet du belluaire.

« Mon Lieutenant, au Colonel ! Le Peloton est mis en alerte ! », vient dire le Sous/officier de permanence. Il est 17 heures 30 locales, il fait déjà nuit et les hommes prenaient leur repas. Au mess, on dîne à 19 heures. PIRAS arrive avec la jeep, et tandis qu’il l’emmène au PC, Baroud entend ses véhicules se mettre en route et prendre leurs places en colonne. Les Pionniers doivent décapeler les pièces, vérifier que tout va bien. Le ciel est clair, sans lune.

« WATTENNE ! ", dit le Colonel, " Il n’y a pas de temps à perdre, le 1er Escadron et sa Section de Zouaves sont accrochés au Marabout de Tolba. Les Zouaves du 4ème tiennent autour du Marabout, mais ne peuvent décrocher sans pertes, et ils en ont déjà. Sous la piste au dessous, les AM sont aussi prises  sous le feu de trois armes automatiques. Il y a au moins une katiba dans le coin qui profite de la nuit. Avec vos chars et vos mortiers, voyez ce que vous pouvez faire. Mais faites-le vite ! »

12_RCA_WATTENNE_Tolba

 

Baroud laisse SERRAT avec les deux AM qui se tiendront prêtes à intervenir sur ordre. Il grimpe dans le premier Chaffee, cela tombe bien, le Chef de bord est en permission. Le second char colle derrière, suivi des deux Half-tracks. PIRAS et sa jeep ferment la marche avec le radio et BACHIR qui a en plus de son PM, une musette de grenades. Quand il était berger, il arrivait à tuer des perdreaux qui piétaient d’un seul jet de pierre.

Il y a quelques kilomètres à faire, après deux de bonne route. Baroud, tous phares allumés, prend une piste qu’il connait bien et qui grimpe vers une autre, celle qu’il avait déjà prise lors de son premier engagement dans le coin. Il s’est mis sur la fréquence des « Bisons », mais personne ne répond ! Les chars foncent et les semi-chenillés suivent bien. Les projecteurs balaient le terrain au Nord, celui qui surplombe.

C’est son Escadron qui est dans le « Caca », comme l’aurait dit le Capitaine précédent, et ce Commandant d'Unité, malgré de graves séquelles, souvenirs d'Indochine, mène bien ses  "Bisons" , et dans ce cas présent a la situation bien en main et on y voit la valeur de l'Officier toujours au point critique.

La petite colonne s’arrête dans un coin embroussaillé. Comme il a plu l’avant-veille, il y a peu de poussière, et le sol est meuble, mais non boueux. Tous les feus sont éteints, seuls luisent en vert, les éclairages des cadrans et les plafonniers mis en veilleuses. Baroud consulte sa carte, mais elle ne lui est guère utile. Il ne sait qu’une chose, c’est qu’il est encore à plus de 3000 mètres du Marabout, en limite de portées de ses 81. Les tirs de 12,7 qui s’entendent bien, ont des échos, mais on peut quand même observer les traceuses. On entend aussi les petits 37. Enfin, à la radio, baroud a le remplaçant de PFEIL qui a été muté. Il lui demande de tirer une fusée. C’est une verte qui montera dans le ciel, la couleur de l’Islam.

« A combien de la fusée vos éléments les plus avancés, les Fantassins ? ».

« 300 mètres ».

Baroud a son répétiteur d’azimut qui luit dans son coin sur le zéro et pointe son canon à l’endroit où est parti le signal. Pendant ce temps, le subordonné est venu se placer à une cinquantaine de mètres sur la gauche. Tant pis, il faut y aller maintenant ! il met sa tourelle à gauche à l’aide de sa commande électrique. Il lit sur le répétiteur et donne l’angle à l’autre char. On ne peut voir aucun objectif et le M24 n’est pas équipé pour le tir de nuit. Le tout est de ne pas écrêter à proximité. Le problème, c’est le site qui donne la distance. Baroud indique le nombre de tours de manivelle, car on va tirer en manuel à partir du niveau. La culasse ouverte, il regarde dans l’âme du canon s’il voit les étoiles. Il dit à l’autre de faire de même car tout est confus devant. Derrière, dans la nuit complète, les quatre autres mitrailleuses veillent aux abords.

« Je tire un fumigène » annonce Baroud à BLEU Autorité. C’est le Capitaine du 1er Escadron qui maintenant communique avec lui. Là, en bas, à M’Sila, Soleil et son Etat-major écoutent dans la salle OPS, sandwiches et bières en main, les yeux sur la carte, dans une tabagie incroyable.

« Raccourcissez 300 à 500 et c’est bon ».

Un demi-tour de manivelle en moins, au « pif ».

« Explosifs par 10, feu à volonté ! » hurle Baroud qui le fait toujours dans l’action. D’ailleurs, les fellaghas des hauteurs doivent l’entendre !

Les 20 coups partent dans un bruit assourdi à l’intérieur, seuls les étuis claquent en retombant sur le plancher. Des flammes, celles des départs silhouettent les chars, de la fumée et des gaz s’échappent par les tourelleaux ouverts, les pilotes enfermés toussent malgré la ventilation mise en œuvre. A la fin, les freins sont chauds et les remises en batterie sont plus lentes. Il va falloir purger. Heureusement que le chargeur compte ses coups et les annonce à haute voix dans son laryngophone, sinon les soutes seraient vides !

Au dernier coup, Baroud sort et observe à la jumelle. Le subordonné tire ses deux derniers obus et il faut ouvrir la bouche où l’âcre et le sucré se mêlent. Dans la fumée, on voit mal, mais au loin, à mi-pente, des lueurs signalent les arrivées.

Le Peloton repart pour un bond de mille mètres et s’arrête dans une petite dépression de terrain où Baroud installe son dispositif. Les deux chars sur les hauts en surveillance, les deux semi-chenillés derrière, deux tireurs aux mitrailleuses, tandis que les autres mettent les 81 en batterie.

« Ah ! Ils ont empêché le Peloton de dîner tranquillement, maintenant ils vont voir ! Avant, c’était le hors d’œuvre ! ».

C’est l’Adjudant qui dirige la mise en batterie et règle les pièces tandis que les artificiers ouvrent les caisses. Les obus sont américains, des vieux lots d’Indochine, mais ils pètent bien, jamais un raté. Les torpilles partent alternativement et les impacts résonnent dans la montagne et à sa base. Comme le tir est très dispersé, il y a bien un obus, des plus tueurs qui soient, qui tombera à proximité des gus de la katiba qui se replie, d’après le dernier message reçu, pris sur la jeep. Si Baroud était tombé sur un bouchon, ne serait-ce que dix bonshommes armés de fusils de chasse qui l’auraient attendu dans l’ombre, tout aurait été autre, mais il vous l’a dit, ces fellous sont des cons, et commandés par des cons, justes bons à égorger des gardes champêtres !

La katiba a décroché vite fait, les Zouaves reprennent le dessus, les pourchassent dans la nuit, mais les AM ne peuvent aller plus haut pour les soutenir, alors on les fait revenir tandis que Baroud tire encore, au plus loin, des coups qui résonnent lugubrement dans les fonds proches du Hodna.

Malgré la nuit, les Bisons ont pu récupérer quelques 15 fellaghas tués ou blessés, mais peu d’armes, car ces gens qui, contrairement aux Viêts, peuvent abandonner des leurs sur le terrain, n’en laissent que très peu. Il est vrai que les décrochages sont très rapides. Baroud pensait finir la nuit sur place, mais l’Officier OPS lui demande de revenir sur la route de Selmane et de rester à la disposition du 1er Escadron. Il est 22 heures. Il retrouve le Capitaine de cet Escadron qui lui dit tout simplement :

« Merci Baroud, avec mes 37 et le site, de nuit, je ne pouvais pas faire grand-chose. Pourtant, à 16 heures, j’avais la situation bien en main, mais la nuit est tombée trop vite et les salopards, cachés derrière leurs rochers, avaient la partie belle, impossible de les déloger ».

Une patrouille d’AM et un Scout partent en escorte d’une ambulance qui, via M’Sila et BBA, évacuera sur Sétif deux blessés et un mort. Dans un Mormon, des Zouaves transportent les fellaghas blessés qui iront dans le même hôpital. Les hélicos ne volent pas la nuit.

A Ben Saoucha personne ne dormira, et le reste de la nuit se passera à manger, boire et se raconter des coups. Baroud retrouve ses anciens, dont le grand CHIROUX, un Ch’ti pour lequel il a de l’affection. Il l’a formé tout jeune, il y a près de 7 ans, et le grand basketteur, il fait 190cms, doit bientôt passer Chef.

On parle de ces fellagha. Incroyable que des gens qui étaient formidables avec un encadrement de Français ou de gradés issus d’eux, qui ont fait avec honneur et courage toutes les dernières campagnes de France, soient aussi minables dans des combats pour leur propre indépendance. Ils ont oublié ce qui fut appris, ils torturent  et achèvent les blessés, ne prévient pas, entretiennent mal leur matériel. Il est vrai que les déserteurs de l’Armée Française, qui savaient bien les encadrer, ont peu à peu disparu. Les nouveaux chefs incompétents et politisés au maximum, se combattent plus entre eux que contre l’ennemi. Que si les Faileks, les bataillons cantonnés en Tunisie et au Maroc se tiennent encore correctement, dès que les petites unités reviennent en Algérie, leur comportement est tout autre. Livrés à eux-mêmes, les feddaynes redeviennent des Hillals, des bêtes plus que des hommes. Beaucoup seront tués, on en fera des martyrs, et ceux qui survivront seront soumis à des purges et toutes les exactions possibles du fait des politiques jusqu'alors à l'abri à l'extérieur, en France surtout, au Maroc, en Tunisie et au Caire. Ce ne sont pas les combattants des Maâdid, du Hodna, de l'Aurès, du Djebel Amour qui défileront  le jour de la victoire car ils seront morts, tués plus par les leurs que par l'Armée Française!

Ceux qui vont s'accaparer des biens et des pouvoirs seront un peu comme ceux qui l'on fait lors de la libération de la France, ceux qui, intelligents, ont pu profiter des opportunités offertes dès lors que les grandes envolées de la démagogie avaient cours et faisaient frémir les foules d'autant devenues plus patriotiques qu'elles avaient été neutres, pleutres, sous "l'occupation" ! On dit aussi que l'Algérie a une armée d'occupation qui défend les intérêts colonialistes ! Ah, si le bon peuple français savait ! Lui qui gobe tout ! Au dernier référendum  du 28 Septembre, il y a eu 90% de OUI en métropole, 96% en Algérie et 98% au Sahara !

Ici les bulletins OUI étaient blancs, les bulletins NON de la couleur chocolat. Le FNL a fait passer le mot d'ordre : "La mort pour celui qui ira voter". L'Armée et surtout les SAS affectionnant les populations, ont protégé les bureaux de vote et aidé au transport des gens et des urnes. Les scrutateurs avaient l'insinuation facile : "Ne prends pas celui-ci. Tu vois sa couleur ? C'est de la merde !".on dira aussi dans les popotes que le 5 juin, de GAULLE retrouvant MASSU à Alger lui aurait dit : "Bonjour MASSU ! Toujours aussi con ?".  "Toujours gaulliste mon Général".  

Alors, que font ici Baroud et ses Pionniers ?

 

 

18/   L’Emir Français du Pétrole Algérien.  Décembre 1958.

Les deux automitrailleuses, les deux Half-tracks sont en colonne au bout de la piste qui a été bien allongée par le Génie du 7ème Régiment d’Avignon. Il est tombé toute la nuit et tombe encore un petit crachin plus perfide qu’une grosse pluie d’orage. Tout le travail de la veille est tombé à l’eau ! Les véhicules briqués et « passés au mélange » (il ne faut pas le dire, c’est interdit), ont pris sur ces quelques petits kilomètres, la couleur du sol et sont comme des barbets après une journée de chasse en Sologne.

Baroud a fait revêtir les ponchos et imperméables, bâcher tout ce qui pouvait l’être ; au diable le chic de l’Armée d’Afrique ! Les hommes et le matériel avant tout. Le Colonel du CHENE est passé rapidement, il a du abandonner sa 203 noire officielle du pékin pour la jeep du militaire lambda. Par radio, il a demandé à ce qu’il n’y ait pas de présentation. Seul Baroud est allé à sa rencontre pour le saluer et annoncer la couleur des éléments présents. Puis, il lui a dit, car il le sent : « Mon Colonel, dans deux heures nous aurons du soleil ! ».

Habituellement ce crachin dure 12 heures, rarement plus. Cette durée se termine. Il faut aussi dire qu’il est passé à la « météo » de la baraque Fillod PC de la mini base. Là, on lui a confirmé le beau temps. Il y a aussi une tour de contrôle. Quatre poutrelles « empruntées » aux pétroliers ont été fichées dans le sol et scellées. Une plateforme équipée de téléphones et de postes VHF AM, même d’une mitrailleuse de 30, y a été rivée à quatre mètres au dessus du sol. Une petite toiture de tôle qui déborde bien, coiffe et abrite le tout. Il n’y a qu’un défaut, c’est que de là-haut on a que peu de vues sur le ciel ! Enfin, un gars juché à deux mètre sur l’échelle métallique, un relais qui peut voir, passera les renseignements.

Comme celles de la seconde guerre mondiale, cette piste est recouverte de plaques d’acier PSP qui s’imbriquent bien les unes dans les autres et les fellaghas ne peuvent y venir placer leurs mines.des Zouaves du 4ème sont en poste ici et ils ont des chiens qui, de nuit, en courant après les chacals qui viennent « faire les poubelles », peuvent aussi repérer un fellegh mal intentionné. Les six petits avions, parfois renforcés par un « Broussard » un peu plus gros et à double dérive, peuvent dormir tranquilles derrières leurs barbelés. Quoique, un certain jour, un simoun a bien failli tous les emporter, et les deux chars des Pionniers qui passaient par là sont arrivés juste à temps pour les maintenir. Il n’y avait pas encore les plaques de piste. Maintenant, et en permanence, les appareils au sol y sont fixés par des filins métalliques. Comme le vent vient toujours du même côté, c’est simple.

La base a une bonne popote et un petit bar. Quand on passe par « l’Aviation », on y est toujours bien reçus, surtout les Pionniers qui, ici, ont bien souvent rendus des services. Il n’y a que là qu’on peut boire la BAO, l’excellente bière de la Brasserie Algérienne d’Oran. Avec le Colonel et quelques Officiers, notre Adjudant ira boire un café qui est toujours meilleur chez les autres que chez soi.

On attend l’avion qui est annoncé et vient directement d’Orly. Il pleut toujours et Baroud craint s’être un peu trop avancé dans sa prédiction. Tous les moteurs ont été stoppés afin d’entendre ceux du « Dakota », un Douglas DC3 appelé aussi C-47 dans le civil ou « Skytrain ». Enfin le radio annonce l’approche et aussitôt on perçoit nettement le ronronnement régulier des moteurs Wright de 900 CV. Il n’y a pas de manche à air et c’est un fumigène qui la remplace. De toute façon, l’équipage est certainement composé d’anciens aviateurs militaires habitués à tous les atterrissages. Cela se voit quand l’appareil fait un cercle complet pour prendre la piste par le bon bout. C’est la première fois qu’un appareil aussi gros atterrit à M’Sila.

Le DC 3 est sorti fin 1935 et celui-là à l’air presque neuf. Son atterrissage est impeccable et si près, on peur voir derrière les 8 hublots rectangulaires, des visages d’hommes et aussi de dames. L’avion revient avec prudence sur ce qui peut s’appeler pompeusement l’aire de stationnement, un emplacement tarmacadamisé qui fait face aux deux bâtiments, et le pilote, tête nue, la sort par sa vitre arrière latérale pour essayer de voir où il met les pieds !

Les passagers descendent, une vingtaine. Des portes arrières des tonnes de bagages, caisses et ballots en tous genres sont déchargés par des gens de la SN REPAL venus avec des camions. La plupart de ces visiteurs, et c’est visible, viennent ici pour la première fois. Ils sont endimanchés et doivent sortir de leurs bureaux parisiens. Cinq ou six dames en tailleurs et manteaux, chapeautées, ne savent que faire en arrivant aux plaques qu’il faut franchir, leurs talons prennent des risques et dès que des hommes, les plus galants, se portent vers elles, leurs poids font jouer les plaques qui crachent leur mécontentement de boue, et ces dames en ont jusqu’à mi-jupes !

Les Pionniers intéressés n’en perdent pas et on rigole bien dans les baquets malgré la pluie qui mouille les jumelles. Le grand chef est descendu, superbe, la soixantaine distinguée, raglan, chapeau mou et surtout, des demi-bottes de cuir dans lesquelles le pantalon est enfilé. Ganté, il ne lui manque que la canne pense Baroud qui a rejoint sa Jeep. Autour du personnage s’activent quelques « plus fidèles que les autres », hommes et femmes, des secrétaires certainement, l’un ouvre un parapluie, le seul qui semble avoir été emporté. On a du leur dire qu’en décembre, il ne pleuvait pas dans le nord Sahara, mais ici, nous sommes dans le sud Constantinois, enfin, entre les deux. D’autres portent les mallettes et valises du chef, ses documents.

Le Colonel a dit que ce n’était que le Vice-président de la REPAL qui venait là avec quelques gros actionnaires et des ingénieurs. Heureusement que ce n’est pas le Directeur Général, car il y aurait eu au moins deux avions ! Tous ces gens grimpent dans des Land-rover et Pick-up, se casent dans d’autres camionnettes, et suivis de deux camions porteurs des bagages, sont enfin prêts une heure après leur arrivée.

A l’époque, le Sous-secteur assure la protection des pétroliers depuis Barika, du moins de Metgouak à Dokkara, même un peu plus haut vers le J’bel Mansourah. Les Pionniers ont surtout en charge la Station de Pompage dont l’achèvement se fait après la mise en place des énormes réservoirs de 8.000M3 et des électro-pompes géantes. Ils vont et viennent aussi tout au long des travaux rapides de mise en place du Pipeline de 60cms. Cette dernière mission a été baptisée « aller au casse pipe » en souvenir d’un élément qu’il a fallu faire sauter à l’explosif pour une raison oubliée. Les mêmes Pionniers sont du Peloton Spécial d’Intervention du Sous-secteur (PPI-SS), cela rappelle d’autres souvenirs comme CRS SS (unités mises sur pied par le déserteur THOREZ Maurice redevenu Ministre !). Aujourd’hui, un dimanche, la mission consiste à escorter et protéger ces gens de la REPAL jusqu’au pipe en construction. Les dimanches et jours fériés n’existent pas pour l’instant et la fourmilière est toujours en activité. L’avion doit repartir en fin d’après midi après les pleins faits.

Pour un chantier, c’est un chantier ! D’abord les géomètres qui marquent le tracé, des scrapers, dozers, niveleuses, camions et outillages en tous genres préparent le terrain. On remblaie ou on creuse, on fait sauter la roche, et le long serpent enterré ou non avance. Les éléments sont déjà en place quand les équipes de soudage qui se relaient entrent en jeu dans des éclairs d’arcs. Le soudeur est garant de son travail. Il y a là les meilleurs du monde du pétrole, certains « ont fait » le moyen orient. Ils ont des congés spéciaux et gagnent 500.000 francs ( env. 75.500€ )par mois. Une somme qui fait rêver les militaires qui les protègent. De plus, les pétroliers vivent en camp dans des cabines climatisées, équipées de douches, salles à manger, cuisines, foyers, salles de cinéma, infirmerie etc…Ces camps sont rapidement déménagés chaque semaine et suivent la marche générale.

Prosper ouvre la marche avec sa patrouille et Baroud suit avec la Jeep. Le 1er Escadron a mis du monde sur la route et les pistes, car on craint surtout la mine plus qu’une embuscade. Il n’y aura pas d’incident. Comme prévu, le soleil est revenu subitement et le paysage devient plus gai. Les deux semi-chenillés qui ferment la marche ont du mal à suivre, mais la petite colonne arrive vite sur le chantier qui est bien plus actif que d’habitude. Signe de la venue d’une VIP, les gars du pétrole portent le casque et ceux des ingénieurs et contremaîtres semblent ne pas avoir beaucoup servis. Il y en a de toutes les couleurs correspondant aux corps professionnels.

Puis, peu avant midi, les autorités, y compris le Colonel du CHENE et ses trois Officiers, vont assister à une réunion de travail devant de grands panneaux installés dans la cabine du directeur de chantier. A côté, des cuisiniers et serveurs s’activent et dressent quelques tables en vue du repas. Le Peloton se contentera d’ouvrir les boites de rations conditionnées, et les hommes qui n’aiment pas « ce cinéma », comme ils disent, mangent à bord des véhicules. Ils gardent même leur casque, car il s’agit de faire bonne impression, d’autant plus que deux véhicules légers venus du nord, escortés d’une patrouille de Spahis, amènent des personnalités civiles, de l’administration certainement.

Après le repas, le Colonel et ses Officiers sont repartis vers M’Sila, via l’Escadron des Bisons où ils marqueront un temps d’arrêt.

Vers 15 heures, le Peloton ira escorter le Sous-directeur de la REPAL et quelques personnes, vers une zone située en plein bled à quelques kilomètres. Sur ce terrain, ces gens vont discuter plus d’une heure, consultant des cartes posées sur des tables volantes dont les tréteaux et plateaux avaient été chargés dans les Half-tracks. Baroud aura retrouvé quelques petits chefs de la REPAL avec lesquels il lui est arrivé de déjeuner au cours de diverses missions ou de prendre un pot avec eux. En douce, ils lui confient qu’ils n’aiment pas ce genre de visite. Eux connaissent le terrain, les hommes, savent ce qu’ils doivent faire et le font bien. Qu’on vienne leur dire de changer leur plan, leur montrer la manière de mener la tâche ne leur plait pas du tout et c’est comme dans l’armée, dans ce milieu, il vaut mieux « la boucler » et faire croire au supérieur qu’il a raison, qu’il voit clair et loin

De toute façon, il est supérieur, non ? donc plus intelligent. Enfin, alors que le soleil a bien baissé, c’est le retour à l’avion. Il y a eu des palabres et ce ne sera pas le retour vers la métropole, mais un bond vers le sud, vers les gisements où, là aussi, des pistes auront été faites. Plus tard, des « Caravelles » même, y assureront des liaisons. Le second patron est venu vers Baroud qui a fait mettre son Peloton en colonne, prêt à rentrer.

« Merci, et remerciez encore le Colonel du CHENE de ma part »

Peu après, Prosper qui vient de remonter en tourelle et fait le moulinet de mise en route des moteurs, alors que Baroud va prendre congé de ses camarades de l’ALAT, voit venir un homme qui lui remet une enveloppe. « Pour vos gars, en vous remerciant encore. »

L’enveloppe qui contient une liasse de billets ne sera ouverte qu’à l’arrivée, au bureau.

« Vous voyez mon Lieutenant », dira Serra « il y a de quoi payer une bière et un sandwich aux quarante Pionniers, ILS nous ont promis des bons « d’essence civile » gratis, à nous qui n’avons pas de voiture ! Mais souvenez-vous qu’ils nous ont une fois « facturé » du carburant et que ce qu’ILS font à notre petit échelon, ils le font et le feront aussi en grand ».Cela ce produira ! a part quelques « royalties » servies de ci de là, lors de l’indépendance, le peuple de France ne bénéficiera pas des richesses sahariennes, il continuera à payer au prix fort, pétrole et gaz « gagnés », en infime partie, par les Pionniers du « Casse et Passe ».

 

19/  NE TOUCHE PAS A MON TELEPHONE

Entre M’Sila et Bordj Bou Arreridj, Barika, Biskra, Bou-Saada, il y a comme partout des lignes téléphoniques servant à la population civile et éventuellement aux militaires. Seulement, les fellaghas qui sont d’une bêtise extrême, on vous l’a déjà dit, font acte de guerre en coupant ces lignes.

Qu’ils aient besoin de fils et en enlèvent plusieurs kilomètres cela, à la rigueur, peut se concevoir, mais saboter pour saboter, couper les poteaux comme ils coupent des centaines de milliers d’oliviers que les Romains et les Phéniciens avaient plantés, les Français taillés, détruire des orangeraies et autres vergers, faire sauter des ponts, couper l’eau relèvent de la débilité.

Ils doivent quand même comprendre que la France, par l’intermédiaire du Général, va leur donner l’indépendance un jour ou l’autre. Le G.P.R.A. a reçu les assurances américaines que tout sera fait pour l’El Wattan. Alors pourquoi ? Des oliviers qui ont des siècles d’existence font bien partie du Patrimoine, non ? Les orangers mettent longtemps avant d’être productifs et les ponts, si à la rigueur ne servent pas aux ânes, ceux qui les montent sont bien heureux de les avoir, surtout lorsque l’oued est en crue.

Gêner les militaires ? Foutaises ! Ils communiqueront quand même, passeront où ils voudront, rien ne peut les arrêter, avec les avions, les hélicoptères, ils sont les maîtres partout. Les FTP et autres FFI ont crû bon de détruire le rail, des ponts et ouvrages d’art, alors que les Alliés avaient débarqués. Ces faits, surtout en Provence, n’ont servi qu’à l’armée allemande qui se repliait, et c’étaient surtout les forces de l’Armée d’Afrique qui fonçaient vers l’avant, qui ont été fortement ralenties. L’Allemand a pu se ressaisir et tenir un hiver en Alsace et dans les Vosges. Le fellegh intelligent fait un branchement de fortune bien camouflé et en apprend des choses au téléphone. Il peut même l’utiliser pour ses propres liaisons codées ! Quoi de mieux qu’un pont pour tendre une embuscade, c’est un passage obligé. Les arbres sont l’avenir des enfants !

En définitive, ce sont les civils musulmans qui seront les plus ennuyés, sans téléphone comment appeler au secours, demander, correspondre tout simplement. Les européens peuvent mieux se débrouiller, surtout avec l’armée. C’est peut-être ce que les fellaghas veulent, emmerder leurs compatriotes et s’emmerder eux-mêmes. Le Receveur des Postes de M’Sila, un musulman un peu fellegh comme tous les fonctionnaires qui ne seront pas assassinés, vient pleurer dans le giron du Colonel. Ailleurs, tout va bien sauf la ligne aux multiples fils qui passe sous les Maâdid et le Hodna. Elle est sabotée tous les deux jours. Ses employés n’arrivent plus à étaler, et à force de tronçonner les poteaux à certains endroits, les chèvres se prennent les cornes dans les fils. 

« WATTENNE, voyez ce que vous pouvez faire, le 1er Escadron place des embuscades, mais elles sont toujours déjouées. Il n’y a qu’un ou deux salopards, d’après l’O.R. , et ce sont toujours les mêmes, avec les mêmes outils qui sabotent. »  

Auprès du Génie rural, les Pionniers se procurent des poteaux neufs, une dizaine. Des dégourdis, il y en a au Peloton, en sciant le haut qu’ils évident à la dimension d’une grenade DF et sa cuillère. Le chapeau pointu peut-être remis en place, mais non fixé solidement.

Prosper part avec les équipes des deux semi-chenillés et remplace les poteaux les plus abîmés situés d’ailleurs dans le même coin, non propice à nos embuscades, le terrain étant trop découvert. Seul un « bour » végète à proximité. C’est un palmier assez haut et isolé qui, issu d’une laissées de dromadaire, a poussé là en orphelin. Personne ne s’en occupe et il ne peut servir que de point de repère. En arabe, le bour est aussi le nom d’un terrain inculte.

Tout naturellement, alors que les Pionniers s’activent, des « Yaouleds surräh » (gamins bergers) poussent leurs troupeaux au plus près afin de mieux observer le travail. On les laisse faire, et même avec les plus curieux qui s’approchent, quelques mots sont échangés. On leur dit tout simplement que l’on répare la ligne qui a plusieurs fils accrochés à des isolateurs en verre ou porcelaine.

Il est étonnant de voir combien ces enfants d’une douzaine d’années comprennent et parlent le français sans n’avoir jamais fréquenté l’école de la République. D’ailleurs, la plupart ne vont pas aux écoles coraniques du bled. Leur culture, ils l’ont acquise jusqu’à l’âge de sept ans auprès des femmes, des grand-mères surtout. Après, ce sera aux hommes de la famille de poursuivre leur éducation.

Comme on le sait, ce soir, le chef des fellagha locaux sera au courant de ces travaux. Il saura que les Pionniers de l’Adjudant sont venus avec le Chef, qu’ils ont remis des poteaux neufs et changé des fils sur quelques centaines de mètres. Baroud ne viendra que le lendemain avec sa jeep et le Dodge, une dizaine d’hommes. C’est lui qui grimpera à l’aide de griffes de monteurs ou de forestiers, il s’est entrainé la veille. Un léger crachin tombe. Travailler avec un imper, et surtout mettre en place 4 grenades dotées d’allumeurs à 2 secondes, après avoir retiré les goupilles de sécurité, n’est pas facile. Pour donner le change, on s’arrêtera sur cinq kilomètres à un poteau sur deux, et les hommes, y compris les conducteurs, grimperont avec la seule paire de griffes et le ceinturon. L’instruction se fait sur le tas et à l’improvisation. Un Pionnier, électricien dans le civil, a montré la technique à employer et l’Adjudant a été son élève le plus attentif. Pas question de grade dans ce Peloton spécial dès lors qu’il faut apprendre ce que d’autres connaissent bien.

Le déjeuner sera pris au 1er Escadron et Baroud, en accord avec le PCSS demandera au Capitaine de ne pas bouger la prochaine nuit, et s’il ne se passe rien, la suivante non plus, car avec des éléments de son Peloton Pionniers, dont les deux chars, il va grenouiller de nuit sur la D 40. Seul le Capitaine sera au courant des 4 engins piégés et de tirs éventuels de mortiers aux alentours du « bour », ce fameux palmier étique que le Capitaine E. déteste, on ne sait pourquoi, et qu’il arrivera à faire abattre.

Notre Adjudant connaît, et il n’est pas le seul, un cheminement aisé et remarquable qui existe entre la montagne et la route, donc la ligne téléphonique. Il sait que de nuit, car il a patrouillé à pied sur cet itinéraire jusqu’aux approches de la D 40, seul ce bour permet de se repérer. Il se détache bien sur les étoiles. Comme quoi, toutes choses, même les plus vilaines, ont leur utilité sur cette terre.   

Il sait aussi que l’esprit musulman est vicieux, vindicatif et terriblement orgueilleux. Il devine tout, qu’il n’y a pas qu’une cellule de destruction dans la zone, mais deux qui semblent rivaliser, aussi il pense que par jeu surtout, ces gens, des trios, vont venir du J’bel et lui casser les poteaux tout neufs. Sa méditation et ses observations n’auront pas été inutiles comme on le verra.

Nous sommes un samedi en fin d’après-midi. Les deux chars, deux Half-tracks et la jeep sont installés dans un creux à deux kilomètres du bour. Le temps est à la pluie qui ne tombe pas encore. Des nuages bas s’accrochent aux arbres du Hodna si proche au nord. Cette nuit, la lune sera à son premier quartier et donc présente jusqu’à un peu plus de minuit pour éclairer suffisamment au dessus des nuages.

Durant une heure, la jeep et un Half-track font la herse et reviennent au point de chouf, tous phares allumés. A cinq kilomètres à la ronde, on sait que le Peloton Spécial d’Intervention monte la garde à son « téléphone » qu’il a réparé l’avant-veille. Le lendemain c’était la Djemaâ et tout doit être pris en compte.

Les 25 hommes sont prévenus, ils peuvent fumer, manger, mais être vigilants car une katiba pourrait fondre de nuit sur les véhicules en carré. Cette dernière n’a pratiquement pas d’armes anti-chars, et de nuit…tout passe au dessus en général. Ce qu’il ne faut pas, c’est se laisser surprendre au plus près. A la tombée de la nuit, deux dégourdis vont à 300 mètres tendre des fils accrochés à des mines éclairantes. Suffisamment haut pour qu’un chacal puisse passer au dessous sans rien déclencher. Pendant ce temps, Baroud a fait mettre les deux mortiers en batterie et avec des jalons alignés sur le bour encore visible, les « bulles bien coincées », les hausses affichées, on pourra retirer les précieux appareils de pointage qui seront remis dans leurs étuis.  

Quatre torpilles, deux par pièces, sont à côté sous des bâches. Il suffira qu’à ôter les couvres-bouches en cuir et tirer les yeux fermés une fois l’ordre donné.

La nuit est tombée, les cinq moteurs ont été remis en marche pour cinq minutes, puis c’est le grand calme qui retombe sur cette contre pente. Dans les baquets, à leurs postes, les hommes essaient de tenir pour quelques heures. Certains dorment déjà entre deux factions, d’autres, aux mitrailleuses, scrutent la nuit et tendent l’oreille. Certains écrivent ou lisent à la maigre lueur des plafonniers, d’autres à terre, près des mortiers, discutent entre eux en fumant et buvant une bière ou une Orangina, cette dernière est prisée car « inventée » à Boufarik, près de Blida, entre les deux guerres. Il faut agiter sa petite bouteille à la forme Navel qui dit : «Secouez-moi, secouez-moi ! »

Ces hommes du rebut, à majorité des appelés, sont tout simplement formidables. Ce sont de véritables soldats-citoyens-patriotes, dignes de leurs anciens d’Alésia, des Champs Catalauniques, où des Gaulois servaient sous le Romain Aetius afin de battre Attila, de ceux qui ont combattu sous les bannières fleurdelisées, blanches ou tricolores, descendants de ceux qui sont venus ici, au Maghreb des conquêtes et ailleurs dans ce vaste empire colonial dont la France n’aura pas à rougir car elle y a fait plus de bien que de mal et que maintenant elle brade au mieux, mais ce mieux s’avèrera insuffisant, et la survenue de misères pour bien des peuples.

 

12 RCA BORDIER En opération copie

 

Pas un seul d’entre eux, pourtant, n’aura été volontaire pour cette aventure. Pas un seul aime ce pays et ses habitants, d’ailleurs, il est fort possible qu’en Métropole ils n’aiment pas non plus ceux du village ou du quartier voisin. Pourtant, ils font bien ce qui leur est commandé et s’ils n’ont pas la solide capacité militaire des Légionnaires, le genre félin et le courage des Paras, la solidité de la Gendarmerie, ils ont un éventail de qualités qui oblige à la considération. Ils ont surtout un sens de la camaraderie poussé à l’extrême. Comme des frères, ils rient et se chamaillent ensemble, se racontent des histoires, se chapardent leurs petites affaires, et cette fratrie a la richesse de la jeunesse. Ils se donnent aussi à leurs chefs, ceux du centre de la hiérarchie surtout, ceux avec lesquels ils vivent dans cette césure de leur vie.

L’un d’eux vient tout simplement vers son Adjudant qui est dans la jeep à attendre en sommeillant. Derrière lui, où est affalé le radio qui ronfle appuyé sur BACHIR qui lui ne dort toujours que d’un œil, le 508 veille silencieusement. Les petits témoins éclairés de ses cadrans suffisent à mettre un peu de vie dans la nuit.

« Une Bastos, mon Lieutenant ? »

Tout simplement, un des Pionniers vient offrir une cigarette en tendant son paquet dont le blanc se devine, malgré que la clarté lunaire soit bien diminuée par les nuages.

Baroud connaît chacun de ses 39 hommes, il sait leur vie passée, leurs idées, leurs espérances. Il connaît leurs misères, participe à leurs joies, et jamais un anniversaire ne sera oublié. Les départs de « La Classe », trois ou quatre Chasseurs à chacune, ne manquera pas d’être fêtée par tous au Peloton. Parfois il y a des bagarres, des bêtises, des crises de cafard qui font déraisonner certains. Alors, Baroud sévit et ses sanctions seront d’autant plus dures qu’il aime ses hommes. Il ne peut passer sur un acte d’indiscipline ou de méchanceté, une crapulerie. Par ailleurs, il fait sienne cette phrase lue quelque part : « La meilleure façon de prolonger la vie, c’est de ne rien faire qui puisse l’écourter. » ou quelque chose d’approchant. Dans ce pays où il y a tant de morts inutiles, il faut être dur parfois.

 

12 RCA BORDIER Opération Sétif 2 copie

 

Il fumera avec ce garçon la cigarette de l’amitié en échangeant quelques paroles à mi-voix. Il est dans la vie de simples faits insignifiants à leurs moments et auxquels, par la suite, la réflexion et le souvenir en font ressortir toute l’importance.

Vers la mi-nuit, la pluie se met à tomber, un poncho est jeté sur les mortiers, les écoutilles se referment, les bâches des semi-chenillés les recouvrent en partie, laissant apparaître le canon des mitrailleuses qui se pointent dans la nuit vers un ennemi incertain. La pluie fine et silencieuse s’infiltre dans le sol schisteux qui la boit avec avidité. Il fait froid aussi, et les chèches sont enroulés autour des visages.

Derrière une roche, le conducteur de la jeep a allumé un réchaud à essence et fait du café. Le gros réveil chromé Jazz pendu au dessus du tableau de bord, et qui est le « Juge de l’heure » du Peloton en servant pour les réveils et relèves, indique de ses chiffres verts qu’il est zéro heure trente et qu’un nouveau dimanche vient d’arriver. Le chauffeur apporte un grand quart de café brulant. Baroud, qui pense à sa famille, en boit un peu et passe le restant à l’arrière qui, en sentant l’odeur, s’agite.

La nuit continue d’avancer lentement. Si rien ne se passe avant l’aube, ce sera la rebelote. Il faudra revenir demain soir, et c’est encore un peu plus qu’il faudra demander aux hommes. Le chauffeur est revenu sur son siège, et à son habitude s’endort vite, c’est sa philosophie. BACHIR, bien éveillé, car pour l’arabe le temps n’a pas de temps et encore moins de divisions, raconte une histoire qui pourrait ressembler à celle de la chasse au dahu, bien connue en Métropole, où l’animal fictif qui a les pattes d’un côté plus courtes que de l’autre l’obligent de marcher à flanc de coteau, est souvent attendu par un « demeuré » de l’équipe de chasse. Dans une coulée, le naïf attendra longtemps ce gibier qui doit s’enfourner dans un grand sac qu’il doit maintenir ouvert en dépit du sommeil inévitable.

Ici, c’est un de ses oncles du côté maternel qui en est le héros. Dans son sabir, BACHIR explique que l’animal saharien dénommé « Lam’t » que lui n’a jamais vu, n’est doté par la nature que d’une seule patte, une grande, et qu’il arrive à courir si vite avec que le plus rapide des cavaliers ne peut le rattraper. Seulement, cet animal de la taille d’un renard ne peut jamais se coucher au sol car avec un seul membre, il ne parviendrait pas à se remettre debout, aussi, il dort appuyé sur un rocher ou autre support. Son oncle, une fois, enfourchant son meilleur méhari, en a poursuivi un toute la journée sans pouvoir le rattraper. Ce Lam’t a trouvé refuge dans une petite oasis, et extrêmement fatigué, s’est endormi appuyé au tronc d’un maigre palmier. C’est là que l’ « haâl » l’a retrouvé. Pour éviter de se faire mordre, il a alors, d’un grand coup de sabre, abattu le tronc. Ainsi, l’animal perdant son appui est tombé au sol, impuissant. Il a aussitôt été enfourné dans un sac en cuir et « brêlé » sur la rahla.

Il y avait bien deux jours de méharée pour retourner au campement. Le soir du premier jour, après avoir bu ses deux tasses de thé, mangé sa poignée de dattes sèches accompagnées d’un morceau de kessra, l’oncle s’endormit du sommeil de celui qui sait que le lendemain, quoiqu’il arrive, le soleil se lèvera encore.

Au réveil, le dromadaire avait disparu. Rien de bien grave, il n’avait qu’un bien maigre bagage jugé inutile de retirer pour une nuit si courte, une guerba contenant quelques litres d’eau saumâtre et ce sac où était emprisonné l’animal mythique. Comme tout bon saharien, l’haâl suivit les traces et, à trois cent mètres seulement, il retrouva son méhari baraqué qui, avec l’air habituellement con de ceux de sa race, attendait la suite des évènements. On vous l’a déjà dit, le chameau, comme le fellegh, ne brille pas par son intelligence. Attention ! Il ne faut pas voir là un quelconque racisme. Le révolutionnaire français de 1789 et quelques n’avait pas un meilleur cerveau.

Dans la nuit, une gerboise sautant sur ses longues jambes, car elle en a deux, elle, est venue rogner l’attache de cordage du chameau baraqué. Ce dernier devait rêver aux verts pâturages d’azzabâ qu’il n’avait jamais vus, et dont sa mère lui avait tant parlé. Bonne affaire pour la gerboise qui, trouvant la corde à son goût pour de futurs festins, l’emmena à son trou. Comme on vous l’a dit, le dromadaire est comme le fellegh…etc…et naturellement celui là suivit sa ficelle sans trop essayer de comprendre. Donc, l’oncle retrouva sa monture qui attendait placidement avec le bout de sa corde disparaissant dans un trou…de souris, car la gerboise en est une avec des allures de petit kangourou. Seulement, d’autres cousines gerboises étaient venues grimper sur la rahla, et entendant gigoter dans un sac, elles l’avaient rogné, libérant ainsi le lam’t, ce grand frère à une seule patte qui ne demanda pas son reste.  

BACHIR se souvient très bien  du retour de son oncle qui raconta son manque de chance. Mais Dieu n’est-il pas miséricordieux, pour l’homme comme pour l’animal ? Depuis, on a beau rechercher, aucun dahu saharien n’a pu être retrouvé. Peut-être qu’un jour… ?

Baroud, un instant échappé de ses pensées rit en silence car lui comprend bien l’histoire. Ce n’est pas comme le radio qui dit :

« Fous nous la paix avec tes conneries à une patte ! C’est bien des histoires d’arabes ! Laisses nous dormir et fais de même.»

Puis, il se rendort peu après, sa tête enturbannée revenant naturellement sur l’épaule de BACHIR qui ne bouge pas, mais dit :

« Ci Français ? Tous des cons ! Ti crois pas mon Lieutenant ? »

Pour le seul musulman du Peloton, Baroud n’est pas considéré comme Français, alors ?

L’Adjudant ne peut que lui dire :

« Mâ qâlet elad’ma t’oq kân fiha choq. Neâs ! » 

 (L’œuf ne dirait pas "toc" s’il n’était fêlé. Dors !) 

Puis, il se lève pour se dégourdir les jambes, allume une cigarette et va dire au premier guetteur tapi sous la pluie :

« Balayez le terrain d’un coup de projecteur et tenez le dix secondes vers les hauts. »

Avec ce temps, le faisceau ne va pas loin mais de là-haut, il doit être bien visible.

Baroud pense qu’il s’est trompé, qu’il a mal supputé ses chances de réussite. Il est pourtant bien à l’endroit où habituellement le fellegh vient « casser » le téléphone, que là-bas , auprès du bour aux poteaux neufs, il y a tentation, comme pour la petite gerboise de l’histoire. « Les autres », bien renseignés par les petits bergers, se doivent de relever le défi et ce n’est pas un métèque de frangaoui qui va arrêter la marche d’el Wattan ! Puisqu’il est là-bas avec ses chars, ses canons et ses mitrailleuses, alors nous irons où il n’est pas !

Et c’est bien ce qu’ils font ces couillons, à exactement deux heures du matin, alors que la pluie vient de cesser de tomber et que la lune bien amputée saute d’un nuage à l’autre. La détonation est feutrée, mais les choufs briffés l’ont bien entendue et localisée. Le Brigadier de quart arrive et secoue l’Adjudant qui a du mal à refaire surface. Enfin, tout revient et vite. Quelques coups de pieds dans les toiles où sont enroulés les chefs des mortiers et aussitôt ils bondissent à leurs pièces.

« Par deux, feu à volonté ! » ne peut que dire l’Adjudant en veillant à ce qu’un « mal réveillé » ne laisse trainer sa main sur la bouche ou ne fasse une double alimentation. 

Puis il crie : « Embarquez, moteurs en route ! Aux résultats ! »

A deux heures cinq, cette nuit est terminée.

Prosper, qui est resté avec le reste du Peloton à M’Sila, dira que ces quatre coups ont bien été entendus et que cela lui a fait quelque chose de savoir que « Casse et passe » venait d’accrocher au pied des Maâdid.

La jeep file vers le bas et reprend la D 40, suivie d’un char, des deux H.T., l’autre M 24 ferme la marche. Les projecteurs balaient les abords de la piste et les hauteurs environnantes. Aussitôt, les ordres se déchaînent, et le 508 crache des points d’interrogation. Des gens, PC, Escadrons, le Capitaine E...du 1er Escadron… et même le Ksob veulent savoir. Baroud ne peut répondre que des fells viennent de couper le téléphone en face de Ben Saoucha et qu’il se rend aux résultats après avoir tiré 4 obus de 81. Cela suffit pour calmer tout le monde qui enfin se tait.

Arrivé à la hauteur du bour, les projecteurs se partagent la bande de terrain sur 200 mètres. Quatre poteaux sont à terre et les fils coupés. Le quatrième était le premier à être piégé et la grenade a fait des dégâts…une…deux…boum ! A terre, il y a du sang et une scie, une paire de tenailles oubliée, un arrache clou et aussi, on se demande ce qu’il peut bien faire là, un couvercle de couscoussier en tôle. Aux traces sanglantes laissées sur la terre mouillée et à celles des pas, on devine qu’au moins deux hommes ont été touchés et certainement tués sur le coup, car les filets de sang qui n’ont pas eu le temps d’être absorbés par le sol humide, disparaissent aussitôt. Des traces de chaussures indiquent qu’il y a eu une demi-douzaine de fellaghas sur les lieux et les impacts des 81 tombés dans un rayon d’une centaine de mètres ont dû les inciter à courir plus vite vers les hauteurs, en emportant leurs morts et blessés. Inutile de courir après. Ces gens doivent être loin maintenant, quand arrive le Capitaine du 1er Escadron, sa jeep et son Scout de Commandement.

« Mon Capitaine, laissez-moi le temps de retirer les 3 pièges restants et je vais me coucher, je n’ai plus rien à faire ici. »  

Plus tard, des papiers seront récupérés chez les fells. Ils mentionneront l’opération de cette nuit là. Les chefs rebelles ont la maladie du papier « estampillé » écrit en arabe, mais le plus souvent dans un français approximatif, car les combattants ne sont ceux des classes évoluées qui ne prennent aucuns risques, tout en dirigeant la rébellion de « l’arrière » et en toute sécurité. Ceux-là seront vivants le jour de l’indépendance et par la suite, chausseront les « bottes de l’occupant français.»

Les deux, car les papiers diront qu’il y a eu deux morts et un blessé grave, auront mérité leurs titres de martyrs. Ils seront sortis de ce monde droits dans leurs babouches, sans rien avoir compris. Montés directement vers cet Eden de Mohamed où quarante Houris dévoilées viennent panser leurs plaies. Ils peuvent enfin, grâce aux Pionniers, boire de ce vin d’Agar, le meilleur, autorisé aux musulmans morts, en priorité ceux tombés dans le Djihad.

En attendant, ce sont les pionniers qui se font un café pendant le temps des investigations. Ils repartent à l’aube pour un repos dominical qui durera jusqu’à l’heure du repas, steaks et petits-pois-carottes comme tous les dimanches, avant de remettre ça par patrouilles, pour faire la herse le long du pipe qui maintenant arrive aux cuves de la 3ème station.

Jusqu’au départ de Baroud, en mars 1959, plus personne ne touchera au téléphone de la ligne M’Sila-Djorf.

Le Lam’t dormait appuyé à son poteau. Il ne fallait pas couper ce dernier et le réveiller !

« BACHIR, tu as raison, ton animal existe bien aux entrées du Sahara. Tu as aussi tort, celui de croire que tous les Français sont des cons. » dit le radio sur le chemin du retour. 

Ces deux là se chamaillent toujours et toujours ils sont ensemble, mangeant dans la même gamelle, buvant au même goulot. L’un est Vendéen et n’a que faire de l’Algérie, l’autre est un demi berbère qui se croit plus Français que le précédent. Qui pourra comprendre cette guerre ?  Mais en est-elle véritablement une, ou une querelle de famille, aussi dramatique soit-elle ?    

 

 20/  Départ de Baroud

L'Adjudant quitte ce Régiment où il sert depuis le 10 décembre 1951, jour de ses 23 ans, et il en a 30 maintenant. Alors pourquoi s'en faire plus que nécessaire. Ce qui compte pour lui, c'est revivre sa vie familiale tout en continuant son métier, bien sûr.

Par avis de mutation n° 513296 en date du 17 février 1959 T/PM/CAV/SO de la D.P.M.A.T. au Ministère du 231 Bd Saint-Germain à Paris 7°, l'Adjudant WATTENNE Jean, Matricule 215 du 12ème R.C.A. - SP 88.880 - est affecté pour compter du 1er Mars 1959  au Centre d'Instruction de l'Arme Blindée et Cavalerie d'Alger, c'est le Saumur algérien en quelque sorte.

Ce Régiment, il ne le quitte pas sans émotion, il en est un des plus anciens.  Comme un homme qui a eu plusieurs maîtresses et qui a toujours eu un faible pour l'une d'elle. Le 12ème de Chasseurs d'Afrique sera celui de son coeur. 

Pour des raisons de service et en accord avec le Colonel de BORT, Commandant le C.I.A.B.C.A., le départ n'aura lieu que le jeudi 5 mars 1959. La veille à midi, le Colonel et ses Officiers d'Etat major ont reçu Baroud à leur table, ainsi que le Capitaine Commandant et le "remplaçant". Le soir, un beau soir frais bien étoilé, dans la cour de l'ECS, près des cuisines, une petite fête a été donnée à l'extérieur auprès de grands feux qui ont brûlé toute la nuit. "Passe et Casse" sait combattre quand il le faut et sait aussi s'amuser. Le repas et la soiréer dureront jusqu'à quatre heures du mati, heure où Baroud renverra  chacun vers son lit de fer. Sa cantine est prête, son sac marin de changement de Corps, sa musette comprenant le nouveau petit poste radio à transistors offert par ses Pionniers et quelques autres cadeaux. La veille, au cours d'une Prise d'Armes, le Capitaine a transmis le Commandement du Peloton aligné au complet devant les véhicules "peaufinés", car dans la Cavalerie d'Afrique, les successions sont marqués  du même cérémonial depuis la nuit des temps.

Baroud qui n'a dormi que deux heures, s'est habillé en n°1 de Chasseur d'Afrique, souliers bas et képi, gants de peau, manteau trois-quarts. Il n'a plus l'air d'un Pionnier, mais d'un S/Officier des Ecoles. il a rendez-vous avec le petit convoi de l'E.C.S. qui doit partir pour B.B.A à 7 heures. Un de ces véhicules l'emmènera à la gare. Il grimpe dans un Dodge de l'Ordinaire. Le MDL cuistot lui laisse gentiment sa place à l'avant. A deux kilomètres, à hauteur de la station de pompage de l'eau du village, celle déminée naguère par Baroud, le convoi stoppe et l'Adjudant étonné  voit le "Passe et Casse" au grand complet, en colonne sur le bas côté. Il ne manque que le Dozer. Le nouveau Chef de Peloton vient et dit :

" Quand on s'appelle Baroud, on ne rejoint pas son nouveau Corps dans le camion des cuisines!  Venez et montez dans "Votre" Jeep, je prendrai le volant. Ce sont "Vos" Pionniers qui vont vous escorter jusqu'à la gare, car hier nous avons intercepté un message radio des fells des Maâdid, le voici ".

Sur la pelure du message pris et signé par un graphiste des Trans, on peut lire après une énumération de Willhaya, Kasma, Mintaka et autres dénominations,  un ordre émanant des Aurès et adressé à un des locaux bien connu des Maâdid :

"Apprenons par notre agent en place dans le Peloton d'intervention de M'Sila, que son Chef dit "Baroud" doit se rendre en gare de B.B.A. Khemis 5 mars au petit jour. Ordre à vos éléments  de se mettre en place dans la nuit pour embuscade de votre choix, afin d'intercepter le convoi, brûler les véhicules et couper les (illisible) de l'Adjudant  qui nous a causé bien du souci ces derniers mois. Exécution" - Stop et fin - signé Si MOHAMDI SAID, Chef de la Willhaya 3.

Pour un canular, c'en est un beau, mais cela fait sacrément plaisir de se savoir estimé et surtout aimé, même par le "traitre" Bachir qui va pleurer à la gare ! Lui, surnommé "Le Lam't".

 

 

F  I N

 

 

Le Capitaine (e.r.) Jean WATTENNE.

 

Notre Camarade et ami, le Capitaine ( e.r.) Jean WATTENNE, est décédé le 11 mars 2016, à 87 ans, à l’hôpital de Fréjus. Ses obsèques ont été célébrées en l'église Notre-Dame de la Paix à Saint-Raphaël, sa paroisse.

Il a été du petit groupe qui m’a aidé à créé en avril 2010, puis à enrichir ce blog, votre blog. Dans sa carrière militaire, il a servi dans de nombreux Régiments de Cavalerie, mais c’est le 12ème Chasseurs d’Afrique qui était « son » Régiment.

A son grand regret, lors de son départ d’Algérie en 1962, il avait été dans l’obligation d’y laisser de nombreuses archives personnelles qui auraient été précieuses aujourd’hui. Il s’en voulait tous les jours.

Je ne peux que rapidement retracer ses états de service au 12ème Régiment de Chasseurs d’Afrique :

Trés attaché à ses souvenirs d'Ancien Enfant de Troupe ( A.E.T.) à Hammam-Rhigha (Algérie).

HAMMAM RIGA 5 copie

Arrivé en 1952 à Meknès au Maroc, il est dirigé vers le 1er Escadron des Bisons et y impose sa forte personnalité en Adjoint du Chef de Peloton puis en Adjudant d’Escadron, participant au Maintien de l'Ordre, à la protection des  populations et à l’encadrement de Stages sous l'oeil bienveillant du Capitaine LERÉ, Commandant l'Escadron.

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Précurseur du Régiment en Algérie avec le Capitaine LORRAIN, L’Adjudant WATTENNE reconnaitra et préparera les postes des PC et Escadrons à M’Sila et dans le bled. Le Colonel lui confiera la formation du Peloton Pionniers d’Intervention du Sous-Secteur qu’il commandera pendant près d’un an avant de quitter le Régiment.

Fidèle en Amitié, très attaché aux Valeurs de l'Armée et de la Nation, Jean WATTENNE était un Fort et un Pur.

Merci mon Capitaine.

  

Jean WATTENNE

WATTENNE Remise L H par PAGANELLI devant Nécropole Frejus copie

Jean WATTENNE, Capitaine (er)  Officier de la Légion-d'Honneur, Médaille Militaire, Chevalier de l'Ordre National du Mérite.

 

Au Service du Pays

 Décorations et insignes régimentaires du Capitaine Jean WATTENNE

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

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